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LA POESIE FRANCAISE DU XIX SIECLE

Par FERDINAND BRUNETIERE


Ferdinand Brunetiere

SI l'on en voulait croire la plupart des historiens du romantisme, et quelques-uns des romantiques eux-memes,--Sainte-Beuve, par exemple, ou Theodore de Banville,--c'est avec et par Andre Chenier que commencerait en France la poesie du dix-neuvieme siecle. On ne saurait se tromper davantage. Grand poete et surtout grand artiste, a la maniere de Racine ou de Ronsard, il est bien vrai que ces deux traits separent et distinguent profondement Andre Chenier de tous les versificateurs de son temps, Lebrun, Delille, et ce Roucher, qu'on lui associe d'ordinaire, payee qu'ils monterent tous deux le meme jour sur l'echafaud, ou encore le chevalier de Parny. Mais d'ailleurs, il n'a rien d'un "romantique"; et de meme que l'elegante et ardente sensualite de son siecle respire dans ses Elegies, c'est encore un "classique," c'est un contemporain de Ronsard, c'est un paien, c'est un Alexandrin, c'est un eleve de Callimaque et de Theocrite, qu'on retrouve dans ses Idylles. Nous ajouterons que sas Poesies, dont on n'a connu pendant plus de vingt-cinq ans que des fragments epars, n'ont vu le jour pour la premiere fois qu'en 1819; et on pourrait bien signaler quelque trace de leur influence dans les premiers Poemes d'Alfred de Vigny, qui parurent en 1822, mais on en chercherait en vain dans les premieres Odes de Victor Hugo, qui sont de 1822, elles aussi, ou dans les Premieres Meditations de Lamartine, qui sont datees de 1820.

En realite, c'est l'inspiration de deux grands prosateurs et d'une femme de genie qu'on rencontre quand on remonte aux origines de la poesie francaise au dix-neuvieme siecle: l'auteur des Confessions, Jean-Jacques Rousseau; celui du Genie du Christianisme, Chateaubriand; et l'auteur trop souvent et injustement oublie du livre De l' Allemagne, Mme de Stael. Le premier avait emancipe le MOI de la longue contrainte ou l'avaient comme emprisonne, deux siecles durant, des habitudes litteraires fondees sur une conception essentielIement sociale de la litterature. Ni les Salons ni la Cour, qui faisaient et qui defaisaient alors les reputations, n'avaient admis, pendant deux cents ans, que l'on ecrivit pour les entretenir de soi-meme, de ses "affaires de coeur," ou de famille. La permission n'en etait donnee qu'aux auteurs de Memoires ou de Correspondances, et a la condition d'etre prealablement morts. J.-J. Rousseau, dont l'oeuvre entiere n'est qu'une confidence a peine dissimuIee, vint changer tout cela, et ainsi rouvrir, de toutes les sources de la grande poesie, non pas peut-etre la plus abondante, ni toujours, on le verra, la plus pure, mais, en tout cas, l'une des principales et des plus profondement cachees. Chateaubriand fit davantage encore. Voyageur,--il rendit a une litterature doyenne trop mondaine le sentiment de cette nature exterieure, mouvante, vivante et coloree, qu'elIe avait, non pas precisement ignoree ni meconnue, dont elIe avait meme joui a Versailles ou a Fontainebleau, dans ses jardins a la francaise, mais qu'elIe avait systematiquement subordonnee a l'observation de l'homme psychologique et moral. Historien,--il rendit a ses contemporains le sentiment de la diversite des epoques: ils apprirent de lui combien un homme differe d'un autre homme; un baron feodal d'un courtisan de Louis XV. Et chretien, enfin,--il rendit a l'art ce sentiment religieux dont l'absence n'avait sans doute pas contribue mediocrement a la parfaite clarte, mais a la secheresse et au prosaisme aussi de nos poetes du dix-huitieme siecle. Le dernier pas fut fait par Mme de Stael. Les modeles qui manquaient a nos poetes, elIe les leur proposa dans les Litteratures du Nord. Ou pIutot, et d'une maniere plus generale, car on ne saurait dire que Lamartine, Hugo ni Vigny aient beaucoup imite Goethe ou Byron, elIe elargit le champ de l'imagination francaise en nous ouvrant, par dela nos frontieres, des horizons inexplores. De nouvelles curiosites s'eveillerent. Des doutes nous vinrent sur l'universalite de l'ideal dont nous nous etions contentes jusqu'alors. De nouveaux elements s'insinuerent dans la composition de l'esprit francais. Et les poetes, s'il en surgissait, se trouverent ainsi assures d'une liberte qui leur avait fait defaut jusqu'alors, et de cette espece de complicite de l'opinion ou du milieu, sans laquelle rien n'est plus difficile,--meme au genie,--que de determiner une revolution litteraire.

La est l'explication du succes des premieres Meditations de Lamartine, qu'on pourrait comparer, dans l'histoire de notre poesie lyrique, au succes du Cid ou d'Andromaque, dans l'histoire du Theatre Francais. Mais on ne vit point alors, comme au temps d'Andromaque ou du Cid, de contradiction ni de lutte; l'opinion fut unanime a reconnaitre, a consacrer le poete; et quand les Nouvelles Meditations, La Mort de Socrate, Le Dernier Chant du Pelerinage de Childe Harold, les Harmonies Poetiques vinrent s'ajouter, de 1820 a 1830, aux Meditations, les derniers eux-memes et les plus obstines des classiques durent avouer qu'une poesie nouvelle nous etait nee. Les Poesies d'Alfred de Vigny, parues en 1822, reeditees en 1826; et les Odes de Victor Rugo, 1822, suivies de ses Ballades en 1824, et de ses Orientates en 1829, achevaient promptement de caracteriser cette poesie dans ses traits essentials. Si ces trois grands poetes, en effet, avaient chacun son originalite, qui le distinguait profondement des deux autres, Lamartine plus clair, plus harmonieux, plus vague; Hugo plus precis et plus colore, plus sonore, plus rude aux oreilles francaises; et Vigny plus discret, plus elegant, plus mystique, mais plus court d'haleine, ils ne laissaient pas d'avoir beaucoup de traits communs. S'ils avaient tous les trois des maitres dans quelques-uns de leurs predecesseurs du dix-huitieme siecle, Lamartine dans Parny et dans Millevoye, Hugo dans Fontanes, dans Lebrun et dans Jean Baptiste Rousseau, Vigny dans Chenier, les differences apparaissaient quand on les comparait aux representants encore vivants du pseudo-classicisme, tels que Casimir Delavigne, avec ses Messeniennes ou Beranger dans ses Chansons. Et peut-etre une critique perspicace eut-elle pu prevoir qu'ils ne tarderaient pas a s'engager dans des voies divergentes: Lamartine plus idealiste, Hugo plus realiste, Vigny deja plus "philosophe"; mais pour le moment, c'est-a-dire entre 1820 et 1830, ils formaient groupe, s'ils n'etaient pas precisement une ecole, et c'est ce groupe qu'il nous faut essayer de caracteriser.

Notons d'abord qu'aucun d'eux n'est ce qu'on appelait alors "Liberal," du parti de Benjamin Constant ou de Manuel, mais ils sont tous les trois "Royalistes," ultra-royalistes et Catholiques, du parti de Joseph de Maistre, de Bonald, et de Lamennais. C'est meme Hugo qui est alors le plus absolu et le plus intransigeant des trois, et l'horreur ou la haine de la Revolution ne s'est nulle part declaree plus energiquement que dans ses premiers poemes: Les Vierges de Verdun, Quiberon, Buonaparte. Leur religiosite n'est pas moins sincere ni moins ardente que leur royalisme, et, comme celle de leur maitre, Chateaubriand, elle s'etend a toutes leurs idees. Ils se font de l'amour une conception religieuse; c'est religieusement. qu'ils admirent l'oeuvre de Dieu dans la nature; ils se font du role du poete une conception religieuse. Et, a la verite, leur religion n'est pas toujours tres sure, ni tres raisonnee. Elle n'est pas tres orthodoxe: celle de Lamartine s'evaporera, pour ainsi dire, en line espece de pantheisme hindou; Hugo passera comme insensiblement du christianisme au Voltairianisme; Vigny, d'annee en annee, s'acheminera vers un pessimisme tres voisin de celui de Schopenhauer. Mais ce sera plus tard; et, en attendant, la diffusion ou meme l'exaltation du sentiment religieux fait un des caracteres de la poesie francaise du dix-neuvieme siecle a ses debuts.

Cette poesie est, en second lieu, personnelle ou individuelle, et nous voulons dire par la que le poete y est lui-meme, comme homme, non seulement l'occasion, mais le principal objet et la matiere habituelle de ses vers. Une Ode francaise, et meme une Elegie, n'avaient guere ete jusque la que des lieux communs, tres generaux et tres abstraits, qu'on depouillait d'abord, pour les mieux developper, de tout ce qu'ils pouvaient avoir de trop particulier. Aussi se ressemblent-elles toutes. On ne voit pas de raisons pour qu'une Elegie de Chenier ne fut pas de Parny, et, si l'on aut imprime les Odes de Lefranc de Pompignan, sous le nom de Lebrun, c'est a peine s'ils s'en fussent eux-memes apercus. Mais les Meditations de Lamartine, les Poemes de Vigny, les Orientales d'Hugo ne sont au contraire, a proprement parler, que le journal poetique de leurs impressions quotidiennes. En compagnie d'une maitresse aimee, l'Elvire des Meditations, Lamartine fait une promenade sur le lac du Bourget, et il ecrit Le Lac, ou bien, il va passer chez un ami le temps de la Semaine Sainte, et il ecrit la Semaine Sainte a la Roche Guyon, Vigny a lu dans le Journal des Debats, du 15 juillet 1822, quelques lignes qui l'ont interesse, et le pretexte lui suffit pour ecrire le Trappiste. Et quant a Victor Hugo, les titres seuls de quelques-unes de ses Orientales: Canaris, Les Tetes du Serail, Navarin, suffisent pour en montrer l'etroite relation avec ce que nous appelons de nos jours l'actualite. Sans doute, il y a encore ici des distinctions a faire: Vigny, des trois, est deja le plus objectif, on serait tente de dire la plus epique, dans son Eloa, par exemple, ou dans son Moise. Victor Hugo s'oublie souvant lui-meme en presence de la realite; il decrit deja pour decrire; il s'abandonne, dans Le Feu du Ciel, dans les Djinns, dans Mazeppa, non seulement a ses instincts de peintre, mais a la recondite d'une invention verbale qui trahit deja le rheteur. Lamartine lui-meme, qui est le plus subjectif, a des dissertations, comme dans L'Immortalite, par exemple, et des paraphrases, comme dans son Chant d'Amour, qui debordent le cadre etroit du lyrisme personnel. Mais quoi qu'on puisse dire, c'est pourtant d'eux-memes, de leurs emotions ou de leurs souvenirs, qu'ils s'inspirent. L'occasion les guide. Que ce soit Bonaparte qui meure a Sainte-Helene, en 1821, ou Charles X que l'on couronne a Reims, en 1825, ils nous font confidence de leurs impressions. Ce n'est point la beaute propre et intrinseque des sujets qui les provoque a chanter, mais la convenance de ces sujets avec la nature de leur genie. Ou mieux encore, leurs sujets leur sont un pretexte pour se confesser, pour nous confier sur toutes chases, leur maniere, a eux, de penser ou de sentir; et, precisement, c'est ce que l'on vent dire quand on dit que, par opposition a la poesie classique, un second caractere de la poesie romantique est d'etre eminemment personnelle ou individuelle.

Un troisieme et dernier caractere en resulte, qui est son caractere de Liberte ou de Nouveaute. "Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques," avait dit Andre Chenier, dans un vers demeure celebre et souvent encore trop loue. Mais les romantiques, mieux inspires, ont compris que "des pensers nouveaux" ne pouvaient s'exprimer qu'en des termes ou par des moyens d'art egalement nouveaux; et c'est meme cette renovation du style et de la metrique qu'on a d'abord admiree le plus en eux. Vigny est plus "precieux," plus recherche dans le choix des mots, plus embarrasse dans le maniement des rythmes, et, pour cette raison, infiniment moins varie. Sa langue est aussi moins fiche et moins abondante. Celle de Lamartine n'est pas toujours tres neuve, ni non plus tres correcte,--ce grand poete est un ecrivain neglige,--mais en revanche, la fluidite en est incomparable; et la coupe de son vers n'a rien que de classique, mais personne mieux que lui, pas meme autrefois Racine, n'a su musicalement associer les sons. Enfin, Victor Hugo est sans doute, avec Ronsard, le plus extraordinaire inventeur de rythmes qu'il y ait eu dans l'histoire de la Poesie Francaise, et sa langue, un peu banale a ses debuts, dans ses premieres Odes, un peu quelconque, ainsi que nous disons, est deja dans ses Orientates d'une franchise, d'une hardiesse, et d'une originalite qu'on peut appeler vraiment democratiques, si personne assurement n'a fait plus que lui pour abolir l'antique distinction d'une langue noble et d'une langue familiere, et selon son expression, devenue proverbiale, pour "mettre un bonnet rouge au vieux dictionnaire." C'est ainsi qu'a eux trois ils ont secoue le joug des grammairiens du dix-huitieme siecle, rendu aux mots de la langue leur valeur pittoresque, expressive ou representative, et debarrasse le vers francais des entraves qui l'empechaient de se plier, pour s'y conformer, aux sentiments du poete. Il n'y a pas de lyrisme sans musique, ni de musique sans mouvement, et le mouvement, c'est ce qui manquait alors le plus a l'alexandrin franqais.

Si tels sont bien les trois caracteres essentiels et originaux de la poesie francaise du dix-neuvieme siecle a ses debuts, on peut dire que son histoire, a dater de ce moment, est celle du conflit de ces trois caracteres entre eux. Une lutte a' engage, qui dure encore a l'heure qu'il est. Le poete ne sera-t-il qu'un artiste, contemplant du haut de sa "tour d'ivoire" les vaines agitations des hommes? ou sera-t-il un "penseur"? ou, sans autrement s'embarrasser de philosophie et d'esthetique, sera-t-il uniquement "l'echo sonore" de tout? et ne se souciera-t-il que d'etre soi? Mais avant de retracer les peripeties de cette lutte, la chronologie et aussi la justice litteraire exigent que l'on dise deux mots de l'auteur, un moment populaire et fameux, des Iambes: Auguste Barbier. Ce n etait qu'un bourgeois de Paris, et il devait se survivre pres de cinquante ans a lui-meme sans jamais pouvoir se retrouver. Mais trois ou quatre pieces de ses Iambes, telles que La Curie, La Popularite, L'Idole, n'en sont pas moins au nombre des chefs-d'oeuvre de la satire francaise. Je n'en connais pas ou l'on voie mieux l'affinite naturelle, la parente premiere de la satire avec le lyrisme, et elles contiennent deux ou trois des plus belles comparaisons qu'aucun de nos poetes ait jamais developpees. C'est quelque chose au point de vue de l'art; mais c'est aussi pourquoi nous ne saurions trop regretter que, jusque dans ces trois ou quatre pieces, on soit choque d'un accent de vulgarite qui "disqualifie" le poete. Il en est autrement de trois autres hommes qui sont avec lui les plus illustres representants de la seconde generation romantique: Sainte Beuve, Alfred de Musset, et Theophile Gautier.

Avec les deux premiers, Sainte-Beuve, dont Les Confessions de Joseph Delorme paraissent en 1829, pour etre suivies en 1831 des Consolations, et Alfred de Musset, dont les Premieres Poesies voient le jour de 1830 a 1832, c'est la poesie personelle qui triomphe, et, soucieux uniquement de lui-meme, c'est de lui-meme et de lui seul que nous entretient le poete: de ses gouts, de ses desirs, de ses reves de bonheur personnels. Il y a plus; et, tandis que de leurs impressions, Lamartine et Hugo ne choisissaient ou ne retenaient, pour les traduire en vers, que les plus generales, celles qu'ils croyaient que leurs contemporains eussent sans doute eprouvees comme eux, au contraire, dans Les Confessions de Joseph Delorme, ce sont justement ces impressions generales que neglige Sainte-Beuve, et il ne s'attache qu'a l'observation, a l'analyse et a l'expression de ce qu'il croit avoir en lui qui le distingue et le separe des autres hommes. A cet egard et pour cette raison, Les Confessions de Joseph Delorme sont deja de la poesie un peu morbide, presque pathologique, de la poesie de neurasthenique ou de nevrose. Ajoutons que Sainte-Beuve a aussi, comme artiste et comme versificateur, des raffinements et des recherches dont l'inquiete subtilite n'a peut-etre d'egale que leur inutilite. Nous voulons dire qu'elles echappent a l'oeil nu, pour ainsi parler, et on ne les apprecie qu'a la condition d'etre dument averti. C'est d'une autre maniere que Musset est personnel, par un autre genre d'affectation, celle du dandysme et du parisianisme. Il deviendra plus simple, quelques annees plus tard, et la passion le transformera. Mais a ses debuts, dans Les Marrons du Feu, dans Mardoche, dans Namouna, avec des dons de poete qui deja l'elevent bien au-dessus de son personnage, et de Sainte-Beuve, il est le Lovelace et le Brummell du romantisme; il ne fait de vers qu'en se jouant, ou meme en se moquant, par derogation d'amateur a des occupations infiniment plus graves, lesquelles etaient, nous dit son frere, de conferer "avec les premiers tailleurs de Paris," de "faire valser une vraie marquise," et de courir les tripots et les filles. Naturellement ce n'est pas a son frere que nous devons ce dernier renseignement. C'est pourquoi, si son inspiration differe a tous autres egard de celle de Sainte-Beuve, elle est pourtant la meme dans son principe, personnelle jusqu'a l'egoisme, et jamais homme n'a eu plus que lui la pretention de ne ressembler qu'a soi. Les contemporains l'entendirent bien ainsi, et sur leurs traces it tous deux, Musset et Sainte-Beuve, toute une legion d'imitateurs se precipita, qui, n'ayant rien de leur originalite, ne devait donc pas laisser de souvenirs dans l'histoire de la Poesie Francaise. La premiere condition pour faire de la poesie personnelle,--on ne dit pas la seule,--c'est d'etre quelqu'un; et c'est ce qui n'est donne a un petit nombre d'entre nous. Les esprits originaux sont rares.

C'est ce que Theophile Gautier avait compris d'instinct, et, assurement, s'il n'eut dependu que de lui, le romantisme eut des lors evolue vers l'art impersonnel. La description des lieux, la resurrection pittoresque du passe, la fidelite de l'imitation, la "soumission a l'objet" fussent devenus des lors le principal objet de la poesie. Mais ni la nature ni l'histoire ne precedent ainsi par mouvements brusques ou revolutions totales. On n'avait pas encore tire de la poesie personneIle tout ce qu'elle contenait de ressources. EIle n'avait pas epuise la recondite de sa formule. Aucun des grands contemporains de Gautier n'avait dit tout ce qu'il avait it dire, n'avait acheve sa confession. Et puis, et surtout, au lendemain de 1830, non seulement les temps n'etaient pas favorables au culte epicurien de l'art pur, mais de nouveaux problemes s'etaient d'eux-memes proposes aux poetes, et ainsi, de religieuses qu'eIles etaient dix ans auparavant, leurs preoccupations, dans une societe dont tous les principes etaient remis en doute, etaient elles-memes devenues philosophiques et sociales.

On en trouvera la preuve dans Les Feuilles d'Automne, 1831, de Victor Hugo, dans ses Chants du Crepuscule, 1835, et dans ses Voix interieures, 1837, ou dans le Jocelyn, 1836, de Lamartine, et dans sa Chute d'un Ange, 1838. Jocelyn est, it vrai dire, le seul poeme un peu etendu qu'il y ait dans la langue francaise, et, bien qu'inachevee, la Chute d'un Ange n'est pas le moindre effort ni le moindre temoin du genie de Lamartine. Dans l'un et dans l'autre de ces deux poemes, toutes les qualites des Meditations se retrouvent, et quelques-unes s'y exagerent, ainsi l'abondance et la fluidite; mais d'autres qualites s'y ajoutent, plus fares, et qu'en general on n'admire pas, on ne loue pas assez chez Lamartine. Lamartine a cree en France la poesie philosophique, puisqu'enfin d'Andre Chenier, qui avait eu cette grande ambition, nous ne possedons que le plan seulement de son Hermes, avec une cinquantaine de vers, et que Les Discours sur l' Homme de Voltaire, qui sont d'aiIleurs de la morale pIutot que de la philosophie, ne sont surtout que de la prose. Mais quelques-unes des idees les plus abstraites que puisse former l'intelligence humaine, on pourrait dire les plus metaphysiques, Lamartine a reussi plus d'une fois a les exprimer sans qu'il en coutat rien a la clarite de sa langue et a l'harmonie de son vers. C'est un autre encore de ses merites, et qui brille surtout dans Jocelyn, que d'etre familier, non seulement sans devenir prosaique, mais sans cesser d'etre noble. Et ce n'est point la, chez lui, ce qu'on appeIle une attitude. Sainte-Beuve, un peu jaloux, a tout fait pour essayer de nous le faire croire. Mais en realite, s'il yeut jamais un poete naturellement et comme involontairement poete, qui le soit plus tard demeure jusqu'en prose, et jusque dans sa vie politique, c'est Lamartine. On ne le voit nulle part mieux que dans son Jocelyn, si ce n'est dans la Chute d'un Ange, ou encore dans la conception de l'epopee philosophique dont la Chute d'un Ange n'est elle-meme qu'un episode. Et on regrette assurement que l'execution, trop rapide, ne reponde pas toujours it l'ampleur de la conception, mais cela meme est caracteristique de la nature de son genie; et, qui sait, a ces hauteurs on la metaphysique et la poesie se confondent si quelque imprecision n'est pas une convenance, un charme et une beaute de plus?

Mais, au moment de le croire et de le dire, on en est aussitot empeche par le souvenir de Victor Hugo. Visions du reel ou visions du possible, aucun poete, en effet, n'a souligne ses reves d'un trait plus precis, ne leur a donne plus de consistance materielle, ne nous les a rendus en quelque sorte plus palpables. Un aveugle serait sensible au relief quelquefois excessif des vers de Victor Hugo. Lamartine epure, idealise et dissout quelquefois le reel dans la fluidite de son vers; Hugo, dans l'architecture de ses rythmes, emprisonne, concrete et materialise l'ideal. Il est d'ailleurs aussi personnel que jamais dans ses Feuilles d'Automne ou dans ses Voix interieures, et on pourrait meme dire qu'il l'est plus que dans ses Orientales ou dans ses Odes. Il y est plus prodigue de confidences ou d'aveux, et il n'y est pas mains soucieux de l'actualite. La moitie de ses vers sont des vers de circonstance, et les titres en sont caracteristiques: Reverie d'un passant a propos d'un Roi; Dicte en presence du Glacier du Rhone; Pendant que la Fenetre etait ouverte; Apres une lecture de Dante. Mais, ce qu'il ne faisait pas au temps des Orientales, il s'inquiete maintenant du mystere des choses, et, comme l'a si bien dit Baudelaire, "de la monstruosite qui enveloppe l'homme de toutes parts." Lamartine s'echappait a lui-meme, s'elevait au-dessus de sa propre personnalalite en tendant vers les hauteurs, ad augusta; Victor Hugo sort de soi pour chercher dans le mystere meme, per augusta, l'explication de ce qu'il a decouvert d'inexplicable en lui. Si c'est une autre maniere de philosopher, e'en est certainement une, et, apres douze ans de silence litteraire ou d'action politique, de 1840 a 1852, quand il reviendra aux vers, c'est cette preoccupation philosophique que l'on verra le ressaisir pour ne plus l'abandonner desormais. Il est vrai qu'alors sa philosophie differera prodigieusement du catholicisme de ses debuts, mais pourtant il aura le droit de dire que la constance et l'intensite de cette preoccupation chez lui sont toujours d'ordre religieux. Elles le preserveront jusqu'a son dernier jour du double et contraire exces de la poesie purement personnelle et de la doctrine purement naturaliste.

Cependant,--et tandis que Lamartine et Hugo dirigeaient ainsi le lyrisme romantique et la poesie personnelle vers la poesie philosophique et sociale,--Musset, descendant au contraire "jusqu'au fond desoIe du gouffre interieur," faisait eclater et retentir quelques-uns des plus beaux cris de passion qu'on eut entendus en francais et dans le monde. Nous ne parlons ici que de cinq ou six pieces, La Lettre a Lamartine, Les Nuits, Le Souvenir, pas davantage, qui ne font pas en tout un millier de vers, et ou quelques delicate se plaignent de trouver encore un peu de rhetorique; mais elles traverseront les ages; et les poetes a venir en pourront egaler, mais ils n'en surpasseront pas l'amere, et douloureuse, et poignante eloquence. Les Nuits de Musset sont a la fois ce qu'il y a dans notre langue ou dans notre poesie de plus personnel et de plus realiste. L'aventure avait ete vulgaire, et le denouement, bien que cruel, n'en avait rien eu d'extraordinaire! Mais le poete a senti si profondement sa souffrance, et sa vie toute entiere en a ete du coup si completement devastee, qu'on ne saurait imaginer de pire effondrement, ni de catastrophe plus irreparable des passions de l'amour. Pour exprimer l'orgueil de sa passion, son horreur de l'infidele, son desespoir et sa detresse, il a trouve des accents si lamentables et si profonds, qu'aux yeux les plus secs ils arrachent presque autant de larmes qu'il en a versees lui-meme sur "son pauvre amour enseveli." Et, entre la realite de son malheur et nous, il a interpose si peu de "litterature," et le cri de son coeur a jailli si spontanement que nous n'avons jamais communique plus directement avec un de nos semblables. C'est pour toutes ces raisons, qu'en quelque estime que l'on tienne le teste de son oeuvre, Les Nuits de Musset l'ont egale aux plus grands poetes. C'est peut -etre aussi pour les memes raisons qu'aussitot apres lui la poesie personnelle est doyenne singulierement difficile aux poetes de notre temps; et, en effet, c'est en dehors d'elle, nons l'allons voir, ou plutot, c'est contra elle que l'evolution va continuer, dans l'oeuvre de Victor de Laprade, et surtout a travers les Poemes dont Alfred de Vigny composera plus tard le recueil de ses Destinees.

Sous l'influence des circonstances, qui d'ailleurs l'inclinaient dans le sens de son propre talent, Vigny avait suivi la meme direction generale que Lamartine et Victor Hugo, en passant de la poesie personnelle a la poesie objective et philosophique. Il n'avait d'ailleurs ni la facile ou pIutot l'inepuisable abondance du premier, et encore bien moins la fecondite d'invention verbale ou rythmique du second. Sa philosophie n'etait pas non plus la meme, ni surtout son temperament philosophique; il etait ne pessimiste, mais pessimiste a fond, de ceux qui ne pardonnent pas a la vie d'etre la chose miserable qu'elle est, et encore moins a Dieu de ne l'avoir pas faite plus heureuse. D'une pareille conviction le chemin est court au desespoir. Mais pour y aboutir, Vigny avait trop de noblesse ou d'elevation d'esprit; et la conclusion, qu'apres avoir hesite quelque temps, il tira de son pessimisme, fut ce que l'on a depuis lors appele "la religion de la souffrance humaine." Il avait dit en un vers demeure celebre:

J'aime la majeste des souffrances humaines.

C'est de cette inspiration que sont sorties quelques-unes de ses plus belles pieces: La Sauvage, La Mort du Loup, La Flute, Le Mont des Olliviers, 1843, La Maison du Berger, 1844, et plus tard, 1854, La Bouteille a la Mer. Il est essential d'observer qu'independamment de leurs autres merites, toutes ces pieces ont ce double caractere d'art d'etre "une pensee philosophique mise en scene sous une forme epique ou dramatique,"--la definition est de lui,--et surtout d'etre des poemes. Il faut entendre par ce dernier mot quelque chose de complet en soi, dont le developpement ne depend pas du caprice ou de la fantaisie du poete, mais de la nature, de l'importance, de la portee du sujet; et c'etait une borne posee a la liberte du lyrisme purement romantique.

Un autre poete, vers le meme temps, la restreignait d'une autre maniere c'est Victor de Laprade, dans l'oeuvre de laquelle,--Psyche, 1841, Odes et Poemes, 1843, Poemes evangeliques, 1852,--il y a certainement de beaux vers, mais froids et comme enveloppes d'on ne sait quelle brume. Il n'y a pas de comparaison entre Victor de Laprade et Lamartine ou Vigny dont il precede moins, en depit des apparences, que de deux ecrivains un peu oublies aujourd'hui: Ballanche, l'imprimeur de Lyon, qui fut l'ami de Mme Recamier, et Edgar Quinet, l'ami de Michelet. Mais quelle que soit son inferiorite, ce qu'il y a d'interessant dans Victor de Laprade c'est la direction de son effort. Pantheiste d'instinct, et pantheiste idealiste, il a travaille pendant dix ou douze ans a depersonnaliser le poete en le reduisant au role d'interprete on, pour ainsi parler, de voix de la nature. C'etait comme un renversement du point de vue romantique, ou la nature meme ne servait que de pretexte ou d'occasion a la manifestation de la personnalite du poete. L'impression du sujet devenait presque indifferente, et ce qui importait avant tout c'etait la verite de la representation de l'objet. Malheureusement pour Laprade, il se melait a cette idee, jusque dans ses vers, trop de considerations nuageuses qui en masquaient la nouveaute. Et puis, et surtout, au milieu de toute cette philosophie qui ressemblait parfois a de la theosophie, le sentiment de la forme, celui du style ou de la facture, de la prosodie meme - se perdait. On s'autorisait des exemples de Musset ou de Lamartine, et il semblait que d'etre negligent ou neglige comme eux, et souvent incorrect, ce fut un moyen de les egaler.

C'est pourquoi toute une ecole, pour laquelle meme on avait un moment invente le barbarisme de Formistes, qui heureusement n'a pas survecu, reagissait et, a la verite, ne formulait pas encore, mais elaborait deja, dans ses oeuvres et dans ses propos, la doctrine de l'art pour l'art. Deja les Cariatides de Theodore de Banville, 1842, et ses Stalactites, 1846, etaient concues dans ce systeme. Ce que le poete y conservait du romantisme, et plus particulierement de l'influence des Orientates et des Consolations de Sainte-Beuve, c'etait le souci de la forme ou de la "beaute pure," ainsi qu'on allait bientot dire. Mais en meme temps, il retournait a l'antiquite greco-latine, c'est-a-dire a la source meme du classicisme; il s'inspirait d' Andre Chenier comme d'un maitre; il chantait La Venus de Milo ou Le Triomphe de Bacchus, Le Jugement de Paris; et tout cela c'etait a la fois l'abjuration du moyen-age romantique, et de ce que l'on eut pu appeler le neo-christianisme lamartinien. Il en faut dire presque autant du recueil de Theophile Gautier, Emaux et Camees, qui paraissait en 1852. Mais, s'ils etaient de vrais poetes et de vrais artistes,--un peu trop curieux seulement des singularites et des raretes de l'art,--Banville et Gautier avaient le malheur d'etre aussi des journalistes et des "boulevardiers." Il en resultait dans leur oeuvre un melange de parisianisme et d'inspiration poetique dont la consequence etait de jeter quelque confusion sur leur vrai caractere. On ne demelait pas bien ce qu'il y avait dans leur esthetique de serieux et de paradoxal. Etaient-ils sinceres ou se moquaient-ils du monde? Banville surtout, dans les premieres poesies duquel on sentait l'imitation du dandysme de Musset, du Musset de Mardoche et de Narnouna? Le titre seul de l'un de ses recueils, Odes funambulesques, qui parut en 1857, indique assez ce qu'il y a toujours eu de "gaminerie" dans son inspiration, et explique pourquoi il n'a pas exerce plus d'influence. De son cote, Theophile Gautier, presse par la necessite de vivre, faisait trop de besognes, de toute sorte, pour que le feuilletoniste en lui n'effacat pas un peu le poete. Aussi l'honneur de devenir le vrai maitre de l'ecole etait-il reserve a un autre: c'est l'auteur des Poemes antiques, 1852, et des Poemes barbares, 1855, Leconte de Lisle, l'un des tres grands poetes de la France contemporaine, et peut-etre le plus "parfait."

Il en est aussi le plus "objectif," et sous ce rapport on peut voir en lui le contraire d'un romantique, le contraire aussi d'un lyrique, et vraiment un poete epique. Non seulement, en effet, il ne lui est pas arrive plus de deux ou trois fois de parler de luimeme dans son oeuvre entiere, mais, par un admirable effort de desinteressement, s'elevant au-dessus des choses de son temps, il n'a voulu donner place en ses vers qu'a ce qu'il croyait pouvoir exprimer pour l'aspect de l'eternite, sub specie aeternitatis. C'est ce qui en fait la solide et indestructible beaute. Les grandes scenes de la nature, celles qui seront dans des milliers d'annees ce qu'elles etaient aux origines du monde, Midi, Juin, Le Reve du Jaguar, Le Sommeil du Condor; le peu d'elles-memes que les grandes races d'hommes et leurs civilisations successives ont laisse dans les annales de l'histoire, Qain, Brahma, Khiron, L'Enfance d'Heracles, Hypatie, Mouca al Kebyr, La Tete du Comte, L'Epee d'Angantyr, Le Coeur d'Hialmar; enfin l'invincible tristesse qui se degage de tout de ruines et du neant ou il semble qu'aboutisse finalement le prodigieux effort de l'humanite, voila ce que Leconte de Lisle a chante dans ses vers. Grand artiste avec cela, qui ne donnait rien a l'improvisation, qui joignait a l'etendue d'information d'un erudit moderne tous les scrupules d'un classique, dont l'ambition etait de donner au contour de son vers la precision d'un bas-relief on, pour ainsi parler, la perennite du bronze ou du marbre, on ne s'etonnera pas que, s'il a fallu quelque temps au grand public pour gouter cet art un peu severe, les poetes au contraire en aient tout de suite reconnu tout le prix et qu'un moment meme l'influence de Leconte de Lisle se soit exercee jusque sur Victor Hugo.

Il n'y a pour s'en convaincre qu'a faire la comparaison des Chatiments, 1852, ou des Contemplations, 1856, avec La Legende des Siecles, 1859. Lyrique encore, et plus personnel que jamais dans les deux premiers de ces recueils, Victor Hugo dans le troisieme s'est manifestement inspire de l'idee maitresse des Poemes antiques et des Poemes barbares; ou plutot, il s'est pique d'emulation, et, retrouvant toute sa virtuosite, il a semble reconquerir l'empire que ce nouveau venu lui avait dispute. Mais on ne depouille jamais entierement le vieil homme, et s'il y a bien quelques pieces d'une inspiration vraiment epique dans La Legende des Siecles, telles que Le Sacre de la Femme ou Booz endormi, et generalement les premieres, Victor Hugo reparait tout entier dans les autres, le Victor Hugo des Orientates ou des Chants du Crepuscule, a qui l'histoire ou la legende ne servaient que d'un decor pour y exposer l'intimite de ses propres sentiments. Quelque bonne volonte qu'il ait de se subordonner aux choses et de les refleter telles qu'elles furent, sa puissante imagination les deforme toujours dans le sans de sa propre personnalite. C'est precisement le contraire qu'on tentait dans l'autre ecole, et de meme qu'autre fois, le lyrisme romantique s'etait etendu de la poesie au theatre, a l'histoire, et jusqu'a la critique, de meme maintenant ce qu'on voulait c'etait d'imposer l'esthetique naturaliste a la critique, a l'histoire, au theatre et a la poesie.

Subordonner a la nature la personnalite du poete, et faire de lui l'interprete, non pas precisement impassible, mais impartial et incorruptible de la realite, tel en etait le premier article. Il ne s'agissait plus de savoir comment nous voyons les choses,--de quel oeil, complaisant ou indigne,--ni de quels sentiments nous agitent le spectacle de la nature ou les evenements de l'histoire! On avait la pretention de connaitre et de representer les choses en soi, comme elles sont, pour ce qu'elles sont, et independamment de toute opinion personnelle a l'artiste. C'etait le vers d'Horace: Non mihi res, sed me rebus subjungere conor. La nature des choses nous etant exterieure, anterieure et superieure, nous n'avons pas a la corriger ni a la perfectionner, mais a la reproduire; et le premier de tous les merites est la fidelite de l'imitation. Theorie de peintre, peut-etre, ou de sculpteur autant que de poete, et dont on voit aisement l'exces, qui devait plus tard engendrer d'etranges consequences; mais elle n'en avait pas moins l'utilite grande, aux environs de 1860, de rappeler le poete a l'observation de la nature, a la connaissance de l'histoire et au respect de l' "Humble Verite." Nous lui avons du, entre 1866 et 1875, les Trophees de M. J.-M. de Heredia; les poemes populaires, les interieurs, les poemes intimes de M. Francois Coppee; et, puisqu'il ne nous est pas interdit a'etudier en nous ce que Montaigne appelait "la forme de l'humaine condition," nous lui avons du quelques-uns de ces poemes douloureux et subtils ou M. Sully-Prudhomme a si bien exprime la complexite de l'ame contemporaine.

Ces oeuvres si differentes ont d'ailleurs un second trait de commun, qui d'etre aussi voisines que possible de la perfection de leur genre. Il n'y a pas en francais de plus beaux sonnets que ceux de M. J-M de Heredia. Les peintres de Hollande, Gerard Dow, par example, ou Jean Steen, n'ont rien fait de plus acheve que les poemes populaires de M. Coppee. Et pour atteindre enfin quel ques-unes de nos fibres les plus secretes, M. Sully-Prudhomme a trouve des vers d'une delicatesse et d'une acuite pour ainsi dire unique. C'est que la perfection de la forme faisait le second article de l'ecole. Si l'on pardonnait a Victor Hugo des obscurites qui masquaient parfois une reelle profondeur, et qui ne coutaient rien a la correction de la syntaxe, on etait devenu impitoyable pour les negligences de Lamartine et de Musset. L'art ne se definissait plus par l'abondance ou la singularite de l'inspiration, mais par la richesse et de la sonorite de la rime, par la plenitude et la solidite du vers, par la precision et la propriete de la langue. On revenait aux anciens, on reconniaissait le "pouvoir d'un root mis en sa place." On commencait meme a voir dans les mots beaucoup de choses qui n'y sont pas. Et cela, sans doute, etait logique, parcequ'il n'y a qu'un moyen d'imiter fidelement la nature, qui est de donner a la preoccupation de la forme tout ce qu'on enleve a la liberte de l'imagination.

Et enfin, a ces deux principes, de la perfection absolue de la forme et de l'impersonnalite de l'artiste, un troisieme se superposait, qui est que l'art n'a d'objet que lui-meme. L'art n'a point de mission didactique ou morale, et on n'a point a discuter avec le poete sur le choix de son sujet, mais uniquement sur la maniere dont il l'a traite. C'est ce que Gautier, par exemple, a cru jusqu'a son dernier jour, comme aussi bien son oeuvre est la pour le prouver; et Leconte de Lisle a bien viole quelque fois le principe dans quelques-uns de ses poemes,--ou l'on dirait que, s'inspirant a son tour de La Legende des Siecles, il a voulu rivaliser avec Hugo d'ardeur antireligieuse,--mais il a toujours cru l'observer. M. de Heredia, lui, ne s'en est point departi. C'est autour de cette idee que se sont groupes Les Parnassiens de 1866, pour essayer de la faire triompher. D'illustres ecrivains en prose, et au premier rang Flaubert, les y ont encourages. Et si M. Sully-Prudhomme ou M. Francois Coppee ont echappe a la rigueur de la doctrine, c'est qu'ils ont subi, en meme temps que l'influence de Leconte de Lisle, une autre, plus secrete, et non moins puissante influence, qui est celle de Charles Baudelaire et de ses Fleurs du Mal.

Les Fleurs du Mal avaient paru pour la premiere fois en 1857, mais, s'il y a des reuvres qui n'ont qu'a paraitre pour exercer leur influence, il en est d'autres au contraire qui n'agissent, pour ainsi parler, qu'a distance. On en peut definer comme exemples, dans l'histoire de la prose francaise de notre temps, La Chartreuse de Parme, de Stendhal, et, dans l'histoire de la poesie, Les Fleurs du Mal, de Charles Baudelaire. C'est qu'au premier abord, et quoique cela nons semble aujourd'hui bizarre ou presque monstrueux, on y vit de la poesie "catholique," a un moment ou la direction generale de la poesie retournait aux sources paiennes. C'est qu'au moment ou l'on etait surtout preoccupe du raffinement de la forme, les vers de Baudelaire etaient d'une facture laborieuse, penible, des vers de prosateur auxquels on aurait mis des rimes. Et enfin, c'est qu'au moment ou la poesie tendait a l'impersonnalite, l'inspiration de Baudelaire procedait evidemment de celle de Vigny, mais surtout de Sainte-Beuve, le Sainte-Beuve des Confessions de Joseph Delorme; et elle n'en imitait pas seulement, elle en exagerait encore le caractere de singularite morbide. Mais tandis que la critique, pour ces raisons, meconnaissait ce qu'il y avait de plus neuf dans Baudelaire, la jeunesse, elle, au contraire, l'y savait decouvrir et en subissait la fascination. Sous l'accent souvent declamatoire et meme un peu charlatanesque de sa plainte, elle reconnaissait la sincerite d'une souffrance purement intellectuelle, il est vrai, mais cependant reelle. Si, de toutes les suggestions des sens, les plus materielles peut-etre, et en meme temps les plus diffuses, celles de l'odorat, sont aussi les plus evocatrices, on respirait dans Les Fleurs du Mal toute la gamme des parfums exotiques. On y trouvait encore la perception tres subtile de ces "correspondances " ou de ces "affinites" que le poete a lui-meme indiquees dans le vers celebre:

Les formes, les contours et les sons se repondent.

Assurement, c'etaient la des nouveautes fecondes, des nouveautes durables; et comme il ne semblait pas qu'elles eussent rien d'incompatible avec les lecons du "Parnasse," on ecoutait d'une part avec docilite le haut enseignement de Leconte de Lisle, et de l'autre on lisait comme en cachette, avec delices, les vers de Charles Baudeiaire.

Je me souviens a ce propos qu'il y a de cela vingt cinq ans, j'avais essaye, dans un article de la Revue des Deux Mondes, de caracteriser cette influence de Baudelaire sur M. Franqois Coppee, sur M. Sully-Prudhomme, sur M. Paul Bourget, dont les premiers vers venaient de paraitre, 1875, et sur quelques autres. Francois Buloz, qui vivait encore, en fut exaspere, quoiqu'il eut jadis imprime dans la Revue les premiers vers de Baudelaire. "Mais Baudelaire est donc un maitre pour vous ?" s'ecriait-il. Et j'avais beau lui repondre: "Non! mais il en est un pour eux," je ne reussissais pas a le convaincre. Je ne croyais pas, au surplus, si bien dire, et je n'avais pas prevu que le moment etait proche ou toute une generation n'allait plus jurer, comme l'on dit, que par l'auteur des Fleurs du Mal. C'est la generation de Paul Verlaine et de Stephane Mallarme.

Tout en continuant en effet de subir la discipline parnassienne, on commencait, tant en vers qu'en prose, a la trouver alors un peu dure. En depit du vers Ut pictura poesis, on commencait a trouver que la poesie perissait, en quelque maniere, sous cette perfection d'execution. Ces contours si precis, ces vers si pleins, ces "representations" si fideles, et, dans leur fidelite, si completes, genaient, embarrassaient, comprimaient la liberte de l'imagination et du reve. On ne pouvait pas echapper a l'artiste, et quand il vous tenait, il ne vous lachait plus. Point d'arriere plan, de lointaines perspectives; rien de ce vague ni de cette obscurite de ce clair obscur, pourmieux dire, qui est bien cependant une part de la poesle. A moins que ce ne soit dans quelques pieces de M. SulIy-Prudhomme, tout venait en pleine lumiere, et quand, par hasard, le sens d'une piece entiere etait un peu enveloppe, chaque vers etait encore en soi d'une impitoyable clarte. On trouvait aussi que cette imitation de la nature s'etendait, dans le passe comme dans le present, a bien des objets dont l'interet etait assez mince. Tout ce qui est arrive n'est pas necessairement "poetique," et tout ce qui existe ne merite pas pour cela d'etre eternise par l'art. On se plaignait encore que, si les idees ne faisaient assurement pas defaut dans les chefs-d'oeuvre du "Parnasse," aucun d'eux ne se depassat, pour ainsi dire, lui-meme, ne fut comme l'enveloppe ou le voila de quelque chose de plus secret, de plus mysterieux, la forme exterieure de ce qui ne se voit ni ne se touche. En effet, il y a des "correspondances" entre le monde et nous; toute sensation doit nous conduire a une idee; et dans cette idee, nous devons retrouver quelque chose d'analogue a notre sensation. Sa realite ne s'explique pas de soi, mais a la lumiere d'une verite qui est la raison des apparences; et toute representation qui n'en tient pas compte est par cela meme incomplete, superficielle ou mutilee. C'est ce qu'avaient oublie les "Parnassiens"; et le "Symbolisme" est sorti de la.

On ne le voit pas, a la verite, tres clairement dans l'oeuvre de Paul Verlaine, lequel fut a tous egards un "irregulier" dont l'emancipation n'a ete qu'un retour a la liberte romantique, ou meme plus que romantique, et qui doit bien moins sa reputation a la profondeur ou a l'ingeniosite de son symbolisme qu'au cynisme de ses " Confessions." Ame faible et violente, ingenuement perverse, capable tour a tour des pires sentiments et du repentir le plus sincere, ayant de Baudelaire et de Sainte-Beuve le gout du peche et celui du remords, "le pauvre Lelian" a fait de mauvais vers; il en a fait de detestables; il en a fait de singuliers et d'exquis; son merite est peut-etre surtout d'en avoir fait d'imponderables, et charges d'aussi peu de matiere que le comporte le vers francais. Stephane Mallarme, lui, en a fait surtout d'inintelligibles, de plus obscurs qu'aucun Lycophron n'en avait jamais faits avant lui. Mais comme il avait pourtant une ame de poete, comme il etait aussi clair dans la conversation qu'obscur dans ses vers, comme il savait revetir les idees les plus etranges d'on ne sait quel air ou quel prestige de vraisemblance, il aura ete et sans doute il demeurera l'hierophante du Symbolisme, comme Baudelaire en est le precurseur; et je doute, apres cela, qu'il tienne beaucoup de place dans les Anthologies de l'avenir, mais l'historien de la poesie francaise au dix-neuvieme siecle ne pourra se dispenser de le nommer. Un certain Maurice Sceve, Lyonnais, a joue le meme role au seizieme siecle, pour disparaitre, apres l'avoir joue, dans le rayonnement du grand Ronsard.

Faut-il le dire en terminant cet Essai trop rapide? C'est ce Ronsard qui a manque, qui manque encore au Symbolisme, et que nous attendons depuis tantot dix ou douze ans. Non qu'il ne nous fut facile, si nous le voulions, de nommer d'excellents ouvriers en vers, et trois ou quatres poetes, parmi nos jeunes gens,--M. Henri de Regnier, par example, ou M. Albert Samain. Mais de quelque talent qu'ils aient fait preuve, natural ou acquis, l'amour de la verite nous oblige de convenir qu'aucune oeuvre d'aucun d'eux n'a produit en naissant cet effet d'emotion soudaine et universelle qu'on produit jadis a leur apparition Les Meditations de Lamartine ou Les Amours de Ronsard. A quoi cela tient-il? Est ce que le temps serait peut-etre devenu defavorable a la poesie, et les poetes manqueraient-ils de cette complicite de l'opinion qui leur est plus necessaire pour se developper qu'a toute autre sorte d'artiste? Nous ne le croyons pas, et, au contraire, non seulement en France, mais a l'etranger, on prend a eux bien plus d'interet qu'il y a quinze ans, vingt ans, trente ans. Ou bien naissent-ils moins nombreux? les occasions de se produire leur manquent-elles ? la vie leur est-elIe plus difficile qu'autrefois? On ne saurait le dire, a voir ce qui se public bon an, mal an, de volumes de vers. Ou peut-etre enfin murissent-ils plus tard? et l'ideal plus haut qu'ils se proposent, mais surtout plus complexe, exigeant d'eux plus d'efforts, leurs chefs-d'oeuvre seraient-ils recuIes jusqu'au temps de leur maturite? Comme ils sont tous encore jeunes, c' est ce que nous aimons a penser; et si la fin du dix-neuvieme siecle, abondante en talents, est un peu maigre en oeuvres, on attend et nous nous flattons que le chef-d'oeuvre espere s'elabore dans l'ombre, pour illuminer de son eclat l'aurore du siecle qui va bientot commencer.

Sic aliud ex alio nunquam desistit oriri





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